« Confiance, lève-toi, il t'appelle » (Marc 10.49)
Vocation
Metz, Institution de La Salle, 1er mai 2009
« Confiance, lève-toi, il t'appelle ». Bartimée est appelé à suivre Jésus. C'est le
moment de sa vocation. Mais vous, avez-vous une vocation ? Oui, sinon vous
n'existeriez pas. Une vocation signifie un appel et chaque chose existe parce que
Dieu l'appelle toujours à l'existence, à chaque instant. Le Verbe dit : « Que la lumière
soit » et la lumière fut. Dieu dit : « Que les lapins, les écureuils et les étoiles soient »
et ils furent. Que Mgr Raffin existe, et il est !
Être un homme, c'est être appelé à partager le bonheur de Dieu lui-même. C'est
avoir la vocation de partager la vie de la Trinité qui est le même amour parfait. Le 14
mars, au moment où je rédigeais cette conférence, on estimait que notre planète
comptait 6.766.576.051 personnes. Chacune d'entre elles a vocation à entrer dans
l'amour de Dieu. Sinon, elles n'existeraient pas.
C'est la bonne nouvelle que nous devons partager avec nos contemporains. Notre
époque est un temps d'anxiété aiguë. La crise financière signifie que des millions de
personnes ont perdu leur emploi et même leur foyer. Beaucoup de jeunes n'ont
aucune perspective d'avoir un jour un travail. Les personnes âgées se rendent
compte que leur pension perd de sa valeur. Nous n'avons aucune idée de la durée
de cette crise. Il y a également la menace de catastrophe écologique. Quand les
jeunes d'aujourd'hui auront mon âge, le monde sera peut être dans un désordre
épouvantable, fait de sécheresses, d'inondations et de grandes famines. Nous
voyons aussi l'augmentation de la violence dans les quartiers déshérités et entre les
gens de religions différentes. Dès lors il y a une profonde inquiétude à propos de
l'avenir. Où allons-nous ?
Chacun d'entre vous a la magnifique tâche de partager son espérance qui, dans la
vocation humaine universelle, est de partager l'amour et le bonheur de Dieu. Nous
ne savons pas comment nous y arriverons et le chemin au devant de nous est
sombre, mais nous avons confiance en ceci : Dieu nous a fait pour nous épanouir
avec Lui et nous le ferons.
Tout cela est très beau, mais je rencontre beaucoup de jeunes qui essaient de
comprendre comment ils devraient vivre cette vocation. Devraient-ils se marier,
devenir prêtre ou religieux ? Devraient-ils travailler pour la justice ou entrer dans le
monde des affaires ? Devraient-ils être artistes ou agriculteurs ? Chacun d'entre
nous doit découvrir comment (nous allons) vivre cette vocation humaine pour
partager l'amour de Dieu.
Pour le dire très simplement, nous trouvons notre vocation particulière en découvrant
comment aujourd'hui nous pouvons nous épanouir le mieux en personne aimante,
ouverte à l'amour infini qu'est Dieu. Joseph Pieper définissait l'amour comme la joie
profonde grâce à l'existence de l'autre. Nous leur disons : « Il est merveilleux que
vous existiez ». Mais nous pouvons vivre cet amour de nombreuses manières. Nous
pouvons nous donner à quelqu'un pour toujours dans le mariage, en déclarant « il est
merveilleux que tu existes ». C'est un acte de gratitude envers le Créateur. Nous
pouvons le faire en tant que religieux, voués au témoignage de la joie de Dieu
auprès de ceux qui sont oubliés ou méprisés. Nous pouvons vivre cet amour comme
des médecins ou des infirmières, incarnant l'amour de Dieu pour ces personnes
malades au coeur de leur souffrance. Nous pouvons le faire comme artistes,
enchanté par la beauté, image de la beauté de Dieu. Nous pouvons le faire aussi en
travaillant pour le développement international, exprimant l'amour de Dieu pour le
démuni. Ce sont toutes sortes de vocations et pas seulement des métiers, parce
qu'elles expriment toutes de différentes façons la joie de Dieu en nous et dans toute
la création. Et elles ne sont pas exclusives. On pourrait avoir une vocation de docteur
marié ou de prêtre artiste. La plupart d'entre nous, nous sommes appelés à aimer de
différentes façons.
Pedro Arrupe s.j. disait : « rien n'est plus réalisable que de découvrir Dieu, c'est-àdire
de tomber amoureux d'une façon tout à fait absolue, finale. Ce dont tu es
amoureux, ce qui saisit ton imagination, transformera tout. Cela décidera ce qui te
sortira du lit le matin, ce que tu feras de tes soirées, à quoi tu passeras tes weekends,
ce que tu liras, ce que tu connais, ce qui brise ton coeur et ce qui te stupéfait
avec joie et gratitude. Tombe amoureux, reste amoureux et cela décidera de tout ».
Ainsi, découvrir votre vocation, c'est trouver comment vous êtes créés pour aimer au
mieux. Chacun d'entre nous a besoin de l'environnement approprié pour déployer sa
propre manière d'aimer. C'est comme les plantes. Certaines ont besoin d'un sol
acide et d'une protection contre le vent; d'autres ont besoin d'un sol alcalin sinon
elles meurent. Certaines plantes s'épanouissent dans la forêt tropicale humide et
d'autres dans le désert. Nous devons découvrir quel genre d'environnement est
nécessaire pour faire fleurir notre capacité d'aimer. Chaque vocation a sa place dans
l'écologie de l'amour. Aucune n'est meilleure que l'autre. Mais nous devons savoir
laquelle est la nôtre. Ce n'est pas bien de faire semblant d'être un palmier quand on
est en réalité un rhododendron.
Pour de nombreuses personnes, la question la plus difficile est de savoir s'ils sont
appelés à se marier ou bien à choisir le célibat en tant que prêtre ou religieux. Nous
avons besoin des deux vocations puisque chacune exprime quelque chose du
mystère de l'amour de Dieu. L'amour de Dieu est à la fois particulier et universel.
Dieu m'aime dans ce que j'ai d'unique. C'est pourquoi j'existe comme un individu
particulier. Dieu me dit : « Timothy, c'est merveilleux que tu existes ». Je ne sais pas
si mes frères sont toujours d'accord ! Julien de Norwich, un mystique anglais du
quatorzième siècle, affirmait que Dieu ne pouvait pas être fâché contre nous, sans
quoi nous cesserions immédiatement d'exister. Et cette dimension de l'amour de
Dieu trouve une expression éclatante dans le mariage, dans lequel deux personnes
s'offrent l'une à l'autre pour leur plus grand bonheur. Leur relation est un sacrement
de la joie de Dieu en chacun d'entre nous. Ils sont le témoignage de la parole de
Dieu pour les autres : « C'est merveilleux que tu existes. »
Mais l'amour de Dieu est aussi universel. Selon les mots de Dante, Dieu est «l'amour
qui déplace le soleil et les autres étoiles.» Il englobe tout. Et la vocation sacerdotale
ou religieuse doit être un signe de ce grand amour sans limite.
Pour nous, ces deux dimensions de l'amour ne peuvent pas être vécues de la même
manière en même temps. Si j'aime passionnément Elisabeth et me donne à elle pour
toujours, je ne peux pas à la fois aimer Margaret de la même manière. Mon amour
pour Elisabeth est un signe de l'amour particulier de Dieu précisément par sa
radicalité pour une seule personne. Elle est celle pour qui je suis fait, le soleil autour
duquel la planète Timothy tourne. Mais l'amour non-possessif de la vie religieuse et
du sacerdoce exprime une autre dimension de l'amour de Dieu; c'est son ampleur,
qui atteint chacun. En Dieu, ces deux dimensions sont unes et identiques. Dieu est
un seul amour, tout à la fois particulier et universel. Pour nous, elles sont en tension.
Cela ne signifie pas que les personnes mariées s'aimeront juste l'une l'autre, dans
une relation passionnée et introvertie qui n'a aucune place pour personne d'autre. D.
H. Lawrence a appelé un tel amour narcissique, « l'égoïsme à deux ». En Inde, on
raconte l'histoire de deux épouses de Brahmanes qui obéissaient aux
commandements de donner l'aumône en s'échangeant des cadeaux similaires pour
ainsi ne rien perdre. Sois prévenu : elles ont été réincarnées sous la forme de
sources empoisonnées ! L'amour réciproque dans un couple est le terreau dans
lequel l'amour conjugal est enraciné, mais ils doivent s'ouvrir à d'autres, sans quoi
leur amour sera stérile.
D'habitude cela se produit avec l'arrivée des enfants. Le père peut être choqué de
constater qu'il n'est plus le centre exclusif de l'amour de sa femme. La vie de celle-ci
doit s'organiser autour d'un autre. Et doit venir le temps où ils doivent aimer assez
cet enfant pour le laisser partir et trouver un partenaire pour la vie. Le paradoxe de
l'amour conjugal est que nous devons tellement aimer nos enfants pour qu'ils
puissent aimer d'autres personnes plus que nous-mêmes ou du moins plus
passionnément. Notre amour doit les rendre libre. C.S. Lewis disait : « c'est toujours
un privilège sublime d'être moins celui qui est aimé que celui qui aime ». Dieu est
toujours celui qui aime plus qu'il n'est aimé.
Une famille chrétienne existe pour nous laisser partir. Joseph et Marie ont appris ce
chemin difficile lorsqu'ils ont perdu Jésus pendant trois jours. L'enfant leur dit :
«Pourquoi donc me cherchiez-vous ? Ne saviez vous pas qu'il me faut être dans la
maison de mon Père ? « (Luc 2,49). Ainsi le terreau dans lequel l'amour conjugal doit
être enraciné, est celui d'une relation passionnée pour une autre personne. Mais la
fleur s'épanouit en s'ouvrant à d'autres. Nos amours s'ouvrent vers l'extérieur aux
enfants et amis. En fait aucune relation fondée juste sur deux personnes se
regardant dans les yeux ne pourrait durer longtemps.
Je connais une soeur dominicaine venant d'une famille de onze enfants, famille
catholique typique se reproduisant comme des lapins. Chaque année, ils ont une
méga-fête de Noël pour toute la grande tribu, rassemblant une centaine de
personnes. Une année, la soeur Pat vit quelques jeunes qu'elle ne reconnaissait pas.
Alors, elle s'approcha et leur demanda : « Et vous, de qui êtes-vous les enfants ? »
Et ils ont répondu : « Nous passions par-là et nous nous sentions seuls. Voyant les
lumières et entendant la fête, nous sommes juste entrés ». La famille a répondu
qu'ils pouvaient rester, pour autant qu'ils regardent les vidéos familiales comme tout
le monde !
Il en est de même dans la vie religieuse et le sacerdoce. Le terreau dans lequel notre
vocation d'aimer est enracinée est celui d'un amour ample, y compris pour ceux que
nous ne connaissons pas encore. Cela implique un réel sacrifice dans lequel on
renonce à la joie de l'amour dans lequel deux personnes se donnent l'un à l'autre
pour toujours. Nous sommes appelés à être les témoins de l'amour immense de Dieu
qui n'exclut personne. Il s'agit juste d'une vocation d'aimer autant que celle des
personnes mariées: mais plus particulièrement pour ceux que personne n'aime, ceux
qui sont oubliés ou méprisés.
Quand j'étais en Angola pendant la guerre civile, j'ai eu une rencontre avec les
novices des frères et soeurs dominicains. Ils ont été coupés de leur famille et de ceux
qu'ils aimaient à cause du conflit. Devaient-ils quitter leur communauté religieuse et
rentrer à la maison pour prendre soin de leur famille ou plutôt rester dans l'Ordre ?
Pour les Africains qui ont un sens profond de la famille, c'étaient un terrible dilemme.
Mais une jeune soeur s'est levée et a dit : « Laissez les morts enterrer les morts;
nous devons rester pour annoncer la Bonne Nouvelle ». C'est un amour généreux
qui exprime l'universalité de l'amour de Dieu.
Nos communautés sont les signes de l'amour immense de Dieu quand nous vivons
avec des frères et des soeurs que nous n'avons pas choisis et avec qui nous
pouvons être en désaccord au sujet de la religion, de la politique et même de la
nourriture ! Ils peuvent parfois nous rendre cinglés. Un moine racontait qu'il avait dû
écouter un autre moine assis à côté de lui buvant son thé à grand bruit pendant vingt
ans ! Rejoignez les Dominicains et vous pourrez vous asseoir où vous voulez ! Notre
vie commune est vraiment un signe du Royaume précisément à cause de nos
différences. Une communauté de gens de même mentalité n'est pas un signe du
Royaume. C'est juste un signe d'elle-même.
Le signe le plus fort de cette diversité que j'ai vu, c'était lors de mes visites au
Rwanda et au Burundi pendant les années difficiles de la guerre civile et du
génocide. Les frères et les soeurs des tribus en guerre devaient vivre, manger et prier
ensemble. C'est un témoignage de l'amour immense de Dieu. C'était douloureux tout
en étant un signe d'espérance.
La tentation de notre société est de faire communauté seulement avec des gens de
même mentalité, qui partagent nos avis, nos préjugés et notre sang. Les
conservateurs s'associent avec des conservateurs et les progressistes avec des
progressistes. Les vieillards sont envoyés dans les maisons de retraite, les
adolescents passent leur temps avec des adolescents et ainsi de suite. Mme
Thatcher avait l'habitude de demander aux gens : « Est-il des nôtres ? » Nous
devrions rejeter cette tentation. Au lieu d'être homogène, comme un bloc de glace
vanille, nous devrions ressembler à un bon ragout, dans lequel ce sont les différents
goûts qui donnent la saveur.
Dans de nombreux pays, l'Église est profondément polarisée entre ceux qu'on
appelle conservateurs et ceux qu'on appelle progressistes. Il y a une véritable
hostilité et une colère à l'intérieur de notre Église envers ceux de l'autre bord. Le rôle
prophétique des religieux est de tendre la main en toute amitié au-delà des divisions.
L'opposition de la gauche et la droite, des traditionalistes et des progressistes,
provient du dix-huitième siècle, le siècle des Lumières, et est étrangère au
catholicisme. Nous sommes tous nécessairement à la fois conservateurs, les yeux
fixés sur les évangiles et la tradition et, en même temps progressistes, espérant la
venue du Royaume.
Un des défis est la transmission d'une génération à l'autre. Ma communauté à Oxford
comprend au moins quatre générations. Il y a un vieux frère âgé de 83 ans, qui a été
formé dans la tradition classique d'avant le Concile Vatican II avec la conception
préconciliaire de la vie religieuse. Il y en a quatre ou cinq de ma génération, qui ont
vécu dans les années exaltantes et tumultueuses de l'après-Concile. Il y a un plus
grand groupe de frères qui vient de ce qui est parfois appelé « la génération Jean-
Paul II », qui ont réagi contre ce qu'ils pensaient être une espèce de libéralisme
sauvage de ma génération. Et maintenant il y a la « Génération Y », de 25-30 ans,
qui est à nouveau différente. Une communauté se développera seulement si elle ose
accueillir les jeunes, les interpeller et être interpellée par eux, sachant qu'ils ne nous
ressembleront jamais. Beaucoup de congrégations meurent parce qu'elles
n'acceptent pas que le jeune doit être différent. Quand j'étais un jeune frère, nous
avions un merveilleux vieux Dominicain appelé Gervase : un grand érudit, il
argumentait souvent contre les idées folles des jeunes et résistait à nos innovations,
mais quand il s'agissait de voter, il votait toujours en faveur des jeunes, parce que
sans jeunes, il n'y a aucun avenir.
Ce ne sont pas seulement les religieux et les prêtres qui peuvent être appelés à être
témoins de l'amour universel de Dieu. C'est la vocation de célibataire comme Jean
Vanier, qui a co-fondé le mouvement L'Arche, avec Thomas Philippe, un Dominicain
français. Jean a grandi dans un monde privilégié. Son père était ambassadeur en
France avant de devenir Gouverneur général du Canada. Jean a fait un brillant
doctorat en philosophie et a enseigné à l'Université de Toronto. Puis il a rencontré
Raphaël et Philippe, deux jeunes hommes avec des handicaps mentaux. Il a établi
sa première communauté avec eux et cela a transformé sa vie. Il a écrit : « Ils m'ont
appelé à prendre un autre chemin, le chemin de la tendresse, de la compassion et
de la communion. Ils m'ont appris comment célébrer... Le faible apprend au fort à
accepter et à intégrer la faiblesse et les cassures de sa propre vie, qu'il cache
souvent derrière des masques. » Il parle d'une grande victoire quand un jeune
homme, Eric, a finalement appris à faire pipi aux toilettes. La communauté entière
s'était alors réunie pour boire le champagne en son honneur.
Donc certains d'entre nous sont appelés à être les signes de l'amour immense et
universel de Dieu. Mais personne ne peut échapper au défi d'aimer certaines
personnes. La vocation des prêtres, des religieux et des personnes comme Jean, est
enracinée dans le terreau de cet amour généreux et ouvert. C'est sa fondation en
nous. Mais si nous n'apprenons pas à aimer profondément certaines personnes,
notre amour peut devenir froid et vide. Il s'enfuirait en courant loin des complexités
de la relation et ce serait de la lâcheté. Saint Aelred, Abbé de Rievaulx au douzième
siècle, avertissait les religieux contre « un amour qui, s'adressant à tous, n'atteindrait
personne. » On me disait que dans le passé les religieux étaient souvent mis en
garde contre « les amitiés particulières ». Le frère Gervase disait toujours qu'il plus
avait peur des « hostilités particulières » ! W. H. Auden, un poète anglais, plaisantait :
« nous sommes ici sur la terre pour faire du bien aux autres. Pourquoi les autres
sont-ils ici, je n'en sais rien. »
Bede Jarrett, qui était le Provincial dominicain de la Province anglaise il y a soixante
dix ans, a reçu une lettre d'un jeune novice bénédictin, Hubert van Zeller, qui pensait
devoir quitter la vie religieuse parce qu'il était tombé amoureux de quelqu'un appelé
P. Mais Bede a vigoureusement marqué son désaccord: « je suis heureux [que tu
sois tombé amoureux de P] parce que je pense que ta tentation était toujours celle
du Puritanisme, de l'étroitesse et d'une certaine inhumanité. Ta tendance était
presque de nier la sanctification de la matière. Tu étais amoureux du Seigneur, mais
pas vraiment amoureux de l'Incarnation. Je crois que P te sauvera la vie. Je dirai une
Messe d'action de grâce pour ce que P a été et a fait pour toi. Tu avais besoin de P
depuis longtemps.
Toutes les vocations aspirent donc au mystère de l'amour de Dieu, à la fois
particulier et universel, mais elles sont aussi enracinées dans des sols différents.
Nous devons grandir là où nous sommes semés. Si on est enraciné dans le terreau
de l'amour passionné pour une autre personne, c'est donc là qu'il faut s'épanouir.
Viendra le temps où il faudra élargir à un amour plus universel. Il s'agira d'aimer
d'autres et de se réjouir de leur existence. Mais si cela sape la relation fondamentale,
sur laquelle ta vie est fondée, à un point tel que tu t'éloignes de l'autre, alors survient
le risque de ne pas avoir de racines du tout et de mourir. De même, le prêtre ou
religieux arrivera, j'espère, à vraiment aimer des personnes individuelles et à leur
dire « Il est merveilleux que tu existes. » Mais si cela sape notre manière particulière
d'aimer, alors nous risquons de nous mettre dans de beaux draps!
A peine ordonné, je suis tombé très amoureux de quelqu'un qui m'aimait aussi.
C'était quelqu'un que je pouvais épouser et avec qui je pouvais avoir des enfants. Ma
vie a été mise sens dessus dessous ! Avais-je fait une erreur ? Je venais juste de
faire mes voeux quelques années auparavant et m'étais engagé dans l'Ordre jusqu'à
la mort. Voilà que j'éprouvais ce grand amour pour une autre. C'était une expérience
bouleversante. Cela semblait erroné et destructeur de simplement renoncer à mon
amour pour cette femme et de m'enfuir. Mais je savais que je ne pouvais pas
renoncer à mon engagement envers l'Ordre non plus. J'ai dû apprendre à considérer
ce nouvel amour autrement que comme une alternative à mes voeux. J'étais enraciné
dans le terreau de l'Ordre. C'était là où j'avais planté mes racines, où je devais vivre,
ou n'avoir aucune vie. Mais mon amour en tant que frère et prêtre doit s'ouvrir à
d'autres dans toute leur particularité.
Mais comment pouvons-nous savoir quelle est notre vocation ? Ce sera toujours
difficile de le découvrir, parce que nous sommes tous appelés à aimer à la fois en
particulier et plus largement. On espère que celui qui est appelé au mariage se
sentira appelé à la liberté de donner sa vie avec une folle générosité envers l'oublié.
Et si quelqu'un qui se sent appelé à la vie religieuse, n'a pas aussi éprouvé le désir
de se donner lui-même à quelqu'un dans une relation engagée et passionnée, alors
on peut se demander s'il n'est pas en train de fuir quelque chose. Tous nous avons
envie de l'immensité de l'amour de Dieu, qui n'exclut personne et le désir de faire
d'un autre le centre de notre vie et dire : « c'est merveilleux que tu existes ».
Nous découvrons lentement comment nous pouvons nous épanouir au mieux. Nous
tombons peut-être amoureux, mais fréquentons aussi des communautés religieuses.
Nous mettons en terre une racine provisoire dans cette relation alcaline et ensuite
une autre dans ce monastère acide! Nous continuons à chercher jusqu'à ce que
nous trouvions le sol dans lequel nos coeurs peuvent se développer et nous pouvons
respirer profondément. Une fois, j'ai rencontré un homme qui expliquait qu'après
avoir été fiancé, il avait rompu et il était entré au séminaire. Il avait ensuite quitté
celui-ci et s'était fiancé à nouveau. Puis il avait rompu et à ce moment, il pensait
devenir Dominicain. Je lui ai dit qu'il durerait six mois ou bien qu'il pourrait avoir
trouvé sa maison pour toujours! Il est toujours avec nous, trente-deux ans plus tard !
Et nous devons aussi garder nos oreilles ouvertes à la Parole. Au commencement
était le Verbe. Et il peut faire irruption dans nos vies et nous appeler. François
d'Assise a entendu les mêmes mots de l'évangile qui dit : « si tu veux être parfait, va,
vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvre ; alors tu auras un trésor dans le
ciel ; puis viens et suis-moi. » Et il a tout abandonné. Chacun d'entre nous doit
garder ses oreilles ouvertes à la Parole qui nous appelle. Cela peut survenir de
manière inattendue par un ami ou même un film. Et nous devons oser poser la
question aux autres. Un de mes amis prêtres a remarqué un jeune homme qui venait
à la Messe chaque jour ; il s'est donc approché et a demandé : «N'avez-vous jamais
pensé à devenir prêtre ? » Le jeune homme a réfléchi quelques instants et a répondu
: « Je ne veux pas être prêtre. Je veux être évêque! »
Une grande question quand nous considérons notre vocation est de savoir si nous la
supporterons pendant des années. Je peux aimer Elisabeth, mais est-ce que je veux
être avec elle pour toujours ? Je peux aimer les Dominicains, mais puis-je faire des
voeux jusqu'à la mort ?
Il y a quelques années, s'est déroulé à Rome un Congrès à propos de la vie
religieuse. Des participants se demandaient si l'engagement jusqu'à la mort était
toujours un élément nécessaire de la vie religieuse. Je suis tout à fait en faveur de
l'ouverture de nos communautés à tous les types d'amis, d'associés et de
collaborateurs, mais au centre de la vie religieuse et du mariage, il doit y avoir le
geste courageux de donner nos vies jusqu'à la mort. C'est un geste extravagant qui
parle de notre espérance que chaque vie humaine dans sa totalité, jusqu'à et
incluant la mort, est un chemin vers Dieu qui nous appelle. Un voeu jusqu'à la mort
est un signe que chaque vie, même très marquée par l'échec et la frustration, est en
chemin vers le Dieu d'amour.
Un jour, un frère âgé du nom de John, confronté à la mort, me disait qu'il était sur le
point d'accomplir une grande ambition, celle de mourir en Dominicain. Sur le
moment, je ne pensais pas que c'était vraiment une ambition remarquable, mais cela
en est devenu une pour moi, à laquelle je tiens beaucoup. Il avait fait cadeau de sa
vie à l'Ordre et, malgré les déviations sur sa route, il ne l'avait pas reprise. Il était un
signe d'espérance pour les jeunes.
On m'a dit mille fois qu'on ne peut pas attendre d'un jeune qu'il prenne cet
engagement définitif, jusqu'à la mort. Les jeunes vivent dans un monde
d'engagements à court terme, que ce soit au travail ou à la maison. L'Américain
moyen a onze emplois différents au cours de sa vie professionnelle. Souvent les
mariages ne durent guère. Le tiers des mariages en France finit en divorce, et c'est
pire en Angleterre. On affirme alors que nous ne pouvons pas attendre des jeunes
de faire une profession solennelle ou de se marier.
Mais c'est précisément parce que nous vivons dans une culture d'engagements à
court terme que des voeux jusqu'à la mort sont un magnifique signe d'espérance.
C'est un geste fou, mais nous devons demander aux jeunes de faire des gestes
courageux et fous, et croire qu'avec la grâce de Dieu, ils peuvent en vivre.
Récemment quatre jeunes hommes ont fait leur profession solennelle dans ma
Province anglaise. Ils sont tous intelligents, énergiques et avec des diplômes
universitaires. Chacun d'entre eux aurait pu s'épanouir dans le monde, avoir une vie
conjugale heureuse et gagner beaucoup d'argent. Quelques jeunes femmes ont dit :
« Quel gâchis ! Ils auraient pu faire un mariage heureux ... peut-être avec moi ». Je
ne suis pas sûr que quelqu'un ai dit cela quand j'ai fait ma profession ! Pour eux, se
donner à l'Ordre jusqu'à la mort évoque notre espérance pour chaque être humain.
N'importe lequel d'entre nous est-il assez fort pour prendre cet engagement ? Non !
Sauf si nous découvrons le chemin où nous sommes appelés pour aimer, le terreau
dans lequel nous sommes le mieux enracinés, alors nous accueillerons Dieu dans
nos vies, et c'est Dieu qui nous portera. Si je vis ma vie comme prêtre ou religieux
avec amour et générosité, me laissant toucher par d'autres, alors la grâce de Dieu
me donnera de la force. Bien sûr des mariages entre des personnes bonnes et
merveilleuses parfois ne durent pas. Des prêtres ou des religieux admirables peuvent
quitter. Il ne nous appartient pas de les montrer du doigt. Cela peut arriver à tout le
monde. Qui connaît le combat secret du coeur d'un autre homme ? Mais je voudrais
quand même dire que cela relève vraiment de l'idée de vocation d'aimer jusqu'à la
mort. Car, comme le Cantique des Cantiques le proclame, « l'amour est plus fort que
la mort ». Dans le Seigneur Ressuscité, voilà ce qui est le plus fort !
Ceci exige un courage formidable. Notre société est timide et a peur du risque, c'est
pourquoi il y a une obsession de santé et de sécurité. Nous avons peur d'être
trompés ou blessés. Dans l'Église aussi, il y a bien trop de crainte. Nous pouvons
même avoir peur du risque d'aimer et d'être aimés. C'est toujours une aventure dans
l'inconnu. Quand nous faisons le serment de notre amour pour quelqu'un devant
l'autel, nous ne savons pas ce qui nous attend. Quand nous nous donnons à un
Ordre religieux, nous ne savons pas quelles choses folles nos frères ou soeurs
pourraient nous demander. Ils pourraient nous envoyer en Chine ou nous élire Maître
de l'Ordre s'ils sont vraiment fous ! Mais c'est le courage des martyrs qui a converti
l'Empire romain et le courage sera aussi notre meilleur témoignage.
Il y avait un homme qui roulait le long du sommet d'une falaise, tout en se
demandant si Dieu existe ou non. En fait, il a été si distrait qu'il a roulé par-dessus le
bord de la falaise et a été éjecté hors de sa voiture. Comme il tombait, il s'est
accroché à la branche d'un arbre. Soudainement la question de la foi est devenue
urgente et il a donc crié : « Il y a quelqu'un ? » Finalement une voix répondit : « oui,
je suis là. Fais-moi confiance. Lâche la branche, laisse-toi tomber et je te rattraperai.
» Alors l'homme a réfléchi quelques instants et puis il a crié de nouveau : « Il y a
quelqu'un d'autre ? »
Alors, sois courageux. « Confiance, lève-toi, il t'appelle ». Trouve le terreau dans
lequel tu pourras t'épanouir comme une personne aimante. Et mets ta confiance en
Dieu.
Fr Timothy Radcliffe, op
Metz, Institution de La Salle, 1er mai 2009